Parole de Carolo – Micheline Dufert et Francis Pourcel – Concepteurs de la Boucle Noire : un chant d’amour
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Micheline Dufert et Francis Pourcel affirment qu’ils ont deux passions : la musique et la marche. En fait, il n’y en qu’une, qui les relie davantage qu’elle ne les distingue : c’est la passion pour la dimension industrielle de leur région de Charleroi.

La musique qu’ils ont jouée dans les années 70 et 80 était qualifiée d’industrielle. Et la marche, ils l’ont pratiquée en tant qu’explorateurs urbains, cherchant à valoriser le patrimoine industriel dans toutes ses composantes.

La Boucle noire qu’ils ont créée en 2013 et la Grande Dérive qu’ils ont initiée cette année découlent de leur démarche engagée.

C’est ce qu’ils nous ont expliqué en deux temps. D’abord sur le parcours de la Boucle, le dimanche 3 décembre. Puis chez eux, le lendemain pour confirmer et enrichir les propos lâchés en marchant.

Dans les années 70 et 80, Micheline Dufert et Francis Pourcel, en couple à la scène et à la ville, écumaient les salles de la région au sein des groupes carolos Kosmose et SIC qui jouaient l’un de la « musique industrielle », un courant fusionnant le rock, l’électronique, des sonorités expérimentales, l’autre avec un style provocateur apparenté au punk.

Francis composait la musique et tenait la basse. Micheline écrivait les textes et chantait.

Ils ont sorti quelques disques, étalés sur la table. Leur musique a même connu un regain de notoriété avec la relance du vinyle. Ce qui les amuse beaucoup.

De la scène, Micheline a gardé l’aisance de la tchatche. Francis est plus réservé, concentré sur son sujet comme il devait l’être, appliqué sur son instrument.

En les voyant, quelques décennies plus tard, gentiment assis dans leur living, vous vous dites qu’ils sont bien assagis.

Explorateurs urbains

Eh bien pas du tout. Certes, le feu qui n’a cessé de brûler en eux depuis ce temps n’a plus l’incandescence du fer en fusion. Mais la référence à l’industrie reste le moteur de leur action d’artiste et de militant. La musique étant toujours source d’expérimentations, ils ont élargi la scène au Pays de Charleroi en devenant des explorateurs urbains.

C’est la même vibration artistique. Qui garde un côté provocateur dans leur engagement en faveur de la réhabilitation du patrimoine industriel de leur chère région.

Sortir des sentiers battus

Micheline et Francis n’agissent pas seulement par respect pour la mémoire de celles et ceux qui ont façonné le patrimoine. Ils aiment profondément ces paysages, les trouvent séduisants, se font lyriques en les présentant sur leur site cheminsdesterrils.be. Les usines désaffectées sont « les anciennes cathédrales de l’industrie lourde », les végétations coiffant les terrils, des « forêts réinventées »

Ils nous invitent à sortir des sentiers battus. La Boucle noire et la Grande Dérive sont davantage que des marches : une initiation. Découvrir et comprendre la réalité du Pays noir sous la croûte des visites touristiques classiques en s’imprégnant des réalités multiples du Pays noir.

Participants discrets

Un mot du contexte. Cette rencontre est le fruit du hasard. Nous étions inscrits à la balade organisée le 3 décembre par l’association les Terril-bles, SUR la Boucle noire. Une sorte d’appellation d’origine contrôlée.

Ils étaient là, aussi. Participants discrets. Tout le contraire de créateurs soucieux de le proclamer.

Sur la Boucle noire, au Martinet à Roux, ancienne salle des machines, Philippe Grawez et un groupe de marcheurs. 3 décembre 2023. Photo Francis Pourcel.

La tête, le cœur et les tripes

La Boucle noire, c’est donc eux. Ils en sont les concepteurs et les gardiens. La tête, le cœur et les tripes. Ils l’ont imaginée, tracée, défendue, aménagée, mille fois parcourue.

Pour autant, ils se gardent d’interférer dans l’organisation de la journée. Ils connaissent bien les responsables des Terri-bles, Philippe Grawez, Annick Marchal, Alain Damay et Jean-Pol Nelequet, qui accompagnent les marcheurs – cent-vingt, tout de même, répartis en plusieurs groupes spontanés.

Le seul contrôle qu’ils exercent, c’est de vérifier si aucun embarras ne vient perturber le cheminement. Un arbre tombé suite à une tempête auquel une balise était attachée ; des travaux routiers nécessitant un détour, même très léger.

Confiance et respect mutuel. N’est-ce pas Francis Pourcel qui a pris le cliché, au Martinet ? Photographe, adepte du noir et blanc, il a par son talent largement contribué à assurer la notoriété de la Boucle noire, qui propose un autre regard sur Charleroi.

Quant à Micheline Dufert, elle fait autorité dans le milieu de la marche : elle est déléguée du Hainaut pour les GR.

La base ? Les terrils

Comment naquit l’idée ?

« Le premier élément, c’est le terril. Nous habitions rue de Trazegnies, à Monceau, raconte Francis. Comme beaucoup d’habitants du Pays de Charleroi, nous connaissions un terril proche de la maison, pour jouer après l’école et plus tard, nous balader. Avec nos groupes, c’est au pied des terrils que nous répétions, au cœur du bassin industriel encore pleinement productif et inspirant. »

La guitare et le micro remisés, Micheline et Francis, devenus parents, engagés dans la vie active (elle dans une grande surface, lui dans un atelier d’ébéniste où il s’occupe de la dernière couche donnant la patine), développent leur passion pour la marche.

« D’abord de courtes promenades dans notre environnement immédiat puis de plus en plus loin. Le contexte avait changé.  Les usines fermaient, des pans entiers de bâtiments étaient laissés à l’abandon. Nous pensions qu’il fallait sauver une partie de ce patrimoine, à la fois pour leur valeur de témoignage et, ce qui semblait à contre-courant, pour leur valeur artistique.

Sur la Boucle noire, à l’ancienne salle des machines du Martinet.

Garder la mémoire vivante

L’époque (fin du siècle dernier) voulait éradiquer les vestiges du passé. Trop moches, trop sales, mauvais pour l’image de la métropole moderne que Charleroi avait l’ambition de devenir. On rasait, on démantelait, on pestait – on peste toujours – quand une ruine pantelante gâche le paysage comme un furoncle sur un visage relifté.

Pour rester vivante, la mémoire a besoin d’être entretenue.

Que certains terrils aient fait place à Ville 2, ou à des hôpitaux n’a pas suscité trop de vague. En revanche, que d’autres aient continué d’être exploités, éventrés, par des sociétés prélevant les restes de houilles et de schiste, ça a suscité des réactions de riverains.

« Quand on évoque la période industrielle, on parle peu de la pollution parce qu’elle était acceptée comme la conséquence inévitable du travail fourni par les charbonnages et la métallurgie. Au moins les terrils servaient d’écran », rappelle Francis.

Prise de conscience culturelle

« No future » clamaient les punks. L’avenir carolo, Micheline et Francis – qui n’ont jamais adhéré aux slogans – le voient toujours avec leur âme d’artiste, banché sur des modes d’expressions brutes et spontanées comme l’était leur musique. Et avec la volonté manifeste d’honorer celles et ceux dont le travail a configuré le Pays noir, qui lui ont donné sa grandeur, sa spécificité et son caractère.

Soyons juste : le développement réussi du Bois du Cazier en un lieu de mémoire reconnu constitue l’exception notable à la tendance à l’effacement. Le Martinet et la chaîne des terrils sont d’autres « sauvetages ».

« Une prise de conscience, essentiellement culturelle dans un premier temps, s’est opérée au début des années 2000, poursuit Francis, notamment à partir de balades organisées au départ du Cazier. »

Le déclic du GR© 412 Sentier des Terrils

En 2006, un nouveau sentier de grande randonnée est inauguré en Wallonie. Sur 400 kilomètres, il valorise le sillon minier de Wallonie, de Blégny-Trembleur à Bernissart, en passant, forcément par le pays de Charleroi. Son appellation évoque la Sainte-Barbe, fêtée, faut-il vous le rappeler, par les mineurs chaque 4 décembre.

Parcourant ce nouveau GR dans son entièreté, le couple propose de travailler sur une nouvelle boucle à partir de la chaîne des terrils le long du canal Charleroi-Bruxelles, entre Monceau et Dampremy.

« Nous avons sollicité l’autorisation de créer une boucle spécifique avec la gare, aujourd’hui centrale comme points de départ et d’arrivée, précise Francis. Ce fut accepté, aux conditions du GR : baliser avec le trait blanc et rouge, privilégier les sentiers, éviter les routes.« 

Débroussaillage à la faux

Les terrils le long du canal Charleroi-Bruxelles n’étaient pas reliés. D’où la volonté de créer nous-mêmes des liaisons. Il ne suffisait pas de définir un passage que nous choisissions en fonction de sa valeur représentative : le type de paysage et d’habitat, l’emplacement d’un puits de mine. Il fallait connaître le statut de la parcelle traversée, publique ou privée, demander donc les autorisations de passage, choisir les rues à emprunter quand il était impossible de de les éviter.

Nous avons été aidés. Il faut souligner le travail de Martine Piret, alors à la Division de l’aménagement et du développement urbains de la Ville.

Nous avons reçu également un coup de main de la Régie de Quartier de la Docherie pour l’ouverture des sentiers ; le Patro nous a accueillis lors de nos premières marches publiques en collaboration avec l’Eden.

Tout commence par le repérage

Le débroussaillage à la faux nécessita patience et ardeur. Bien malin qui pourrait voir aujourd’hui la différence entre un sentier créé et une ancienne voie. Leur plus grande satisfaction, c’est la réappropriation du terrain par les riverains.

Créer un sentier favorise les rapprochements

« Créer un sentier dans une zone qui revitalise la mémoire favorise les rapprochements, souligne Micheline.

Entre marcheurs qui par ce biais peuvent mieux appréhender la réalité diversifiée de Charleroi. C’est-à-dire : mieux comprendre notre ville.

Et aussi entre les marcheurs et les gens qu’ils croisent. Pendant le travail de défrichage, à chaque visite sur place, nous expliquions la démarche aux riverainsLa Boucle noire est valorisée pour la diversité des paysages qu’elle permet de découvrir. N’oublions pas la diversité humaine. Qu’ils aient une origine différente, ce sont les mêmes paysages que les habitants voyaient, dans lesquels ils vivaient, se côtoyaient, agissaient ensemble. »

Tous les participants reçoivent la brochure réalisée, éditée par l’Eden soutien affirmé de la Boucle noire. La petite fille qui la symbolise est inspirée du conte « Boucle d’or et les trois ours ».

Aménagements possibles

Le parcours de la Boucle noire est-il immuable ?

« Non, répond Francis. Il y a toujours des aménagements possibles. Nous avons proposé à la Ville de construire une passerelle enjambant la Sambre à hauteur du confluent avec le canal pour désenclaver Dampremy. L’accueil est positif. Ce pourrait être envisagé dans le cadre de la revalorisation de la Porte Ouest.

L’ancien terril TLC4 au nord-ouest de Monceau pourrait être inclus si son statut change et permet un passage. La Boucle noire a l’ambition de coller au réel. Elle ne camoufle pas les blessures du passé, mais les intègre dans un paysage en constante mutation. »

14500 passages en un an

Et maintenant ?

Le succès de la Boucle noire est indéniable.

« Un comptage établi entre mars 2019 et mars 2020 signale 14500 passages, assure Micheline. Tous n’ont pas fait la Boucle en entier, mais c’est une bonne indication. On peut avancer qu’ils sont plus nombreux aujourd’hui. »

Son atout, c’est la clarté de son contenu. Le marcheur sait ce qui l’attend. Il s’inscrit en connaissance de cause. Il suit, rarement seul, pas toujours au sein d’un groupe organisé, un cheminement à la fois insolite et cohérent. Parsemé de témoignages qui tous racontent l’histoire industrielle et post-industrielle de Charleroi : les terrils, des rails dans un bois, les maisons ouvrières de brique rouge, le haut-fourneau n°4, planté comme un arbre à la toison métallique qui attend d’être restauré…

Un must ? La vision des sommets des terrils, le Saint-Charles, les deux Saint-Théodore et le dernier, celui des Piges. Fascinant. La rudesse des grimpées crée des liens. On se repère plus ou moins aisément grâce aux clochers.

Le circuit est plutôt assez sportif – des raccourcis sont toujours possibles.

Sur la Boucle noire, depuis le terril Saint Théodore, vue sur l’industrie carolo. 

La Porte d’Adrien, ouf

Un coup de cœur ? La Porte d’Adrien qui ponctue la visite – la gare est à deux pas. Le nom, déjà ! Il ne renvoie pas au Mur de l’empereur romain érigé en Ecosse pour bloquer les envahisseurs.

Mais à la porte d’Hadrien à Athènes construite à l’occasion de la visite de l’Empereur dans la « Nouvelle Athènes ».

Il s’agit d’une trouée dans un mur, ouvrant un passage direct entre le terril des Piges et Dampremy. On la doit à Adrien Tirtiaux, artiste plasticien, fils et neveu de deux écrivains, François Emmanuel et Bernard Tirtiaux, de Fleurus, artiste multiforme (maître-verrier, écrivain, acteur et chanteur).

Des découvertes ? L’origine inattendue des supports de balises. Comme ces fragments de béton abandonnés provenant d’une paroi décorative située sous le R9. Rien ne se perd dans Charleroi la débrouille.

Retenu pour le Best of Belgium des randonnées

La Boucle noire fera partie d’un « Best of Belgium », des plus belles randonnées qui a sélectionné deux tracés par province. « Ce sont les Flamands qui ont choisi les randonnées de Wallonie et les Wallons qui ont choisi les randonnées de Flandre. En Hainaut, la Boucle noire a été retenue avec la randonnée autour de la Mer de sable, à Beloeil. »

Le couple y voit une belle reconnaissance pour l’aventure humaine que la création et le succès de la Boucle noire représentent pour Charleroi.

Un chemin net

Un souhait : que la transformation en cours du cœur de la Ville  puisse rejaillir sur l’entretien des voies utilisées par la Boucle. Notre ville a la réputation d’avoir « de la gueule ». L’âpre beauté qui fait son charme n’exclut pas la nécessité d’accueillir des visiteurs sur des chemins bien entretenus, dégagés de déchets bien actuels. Question de fierté, de respect.

Et si Micheline devait trouver le titre d’une nouvelle chanson sur la Boucle noire ?

« Un chant d’amour ».

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