Jean-Michel Lamy, c’est l’histoire d’une détermination. Inébranlable.
« Les embûches de la vie », écrit-il sur son site, nous ont fait tomber au plus bas, Sandra et moi ; nous avons fini dans la rue, en juillet 2017.
Sept ans plus tard, « C-Prévu », l’association d’aide numérique que le couple a fondée, en 2019 vient d’être reconnue officiellement en tant qu’EPN – Espace public numérique – installé Place des Porions à Montignies-sur-Sambre.
La remise du certificat s’est déroulée ce jeudi 7 mars à Suarlée, près de Namur.
Une consécration.
« Que ça reste intime, chaleureux, sans chichi »
Nous avons rencontré Jean-Michel Lamy et son épouse, Sandra Bullido, deux jours plus tôt dans le local loué à la Sambrienne. L’exiguïté de la pièce n’a rien d’embarrassant. Les personnes qui se présentent – pas besoin d’un rendez-vous – reçoivent un apprentissage ultra-personnalisé, adapté à leurs besoins et à leur niveau de compétence.
« Nous n’aurions pas aimé une trop grande salle à l’allure d’un hangar ou d’un loft. Bien sûr, on aimerait une pièce un peu plus grande, mais à la condition que cela reste comme ici, intime et chaleureux ».
Tomber dans la rue : une claque salutaire
Et sans chichi ! Casquette enfoncée, masse de gentil colosse, le professeur a le chic de mettre ses élèves à l’aise, une quinzaine par semaine, prenez le temps qu’il faut, c’est gratuit. Ça colle bien à la définition de l’asbl : « L’entraide de proximité ». L’âge des élèves ? De 16 à… 90 ans !
« Finalement, je me demande si tomber dans la rue n’est pas la meilleure chose qui nous soit arrivée. Une claque. Comme un mal qui fait du bien. Comme un déclic ».
Merci la rue, en somme.
Jean-Michel Lamy ne cherche pas à provoquer. Il énonce un fait, allume une réflexion.
« Il y a beaucoup de clichés à propos de ces personnes. Nous n’avons pas croisé que des drogués et des gens qui refusent toute aide. Nous avons côtoyé des personnes dont l’attitude et la tenue ne laissent pas deviner leur précarité. Sans domicile ne veut pas dire sans dignité. Nous savions où nous rendre pour nous laver, nous changer et disposions d’une voiture pour dormir au cas où nous ne trouvions aucune place dans un abri de nuit ».
Il ne s’étendra pas sur les raisons qui l’ont fait descendre en fond de classement au point de basculer.
Ils ignoraient qu’ils avaient droit au CPAS
Sans parler de la méconnaissance des règlements et des procédures pour conserver le logement qu’ils occupaient. Et faire valoir leurs droits fondamentaux ! Ils ignoraient, par exemple, qu’ils pouvaient émarger au CPAS.
Vu le cheminement qui a suivi, marqué par une remontée aussi combative que spectaculaire, Jean-Michel Lamy ne manquait pas de ressources mentales. Il est débrouillard, autodidacte et curieux, a soif d’apprendre.
Et d’apprenant numérique il est devenu aujourd’hui un formateur patient et respectueux, capable en outre de configurer un ordinateur, monter une tour, de répondre à toute demande de « traduction » instantanée du charabia administratif, (ressenti comme tel), des pièges des réseaux, des formulaires compliqués.
La main secourable de « Comme Chez Nous »
Il salue la main secourable de l’association « Comme Chez Nous », située au cœur de la Ville Basse. Elle leur a apporté les premiers soins qu’on prodigue après une chute. Elle a aidé le couple à se reconstruire en lui ouvrant les portes d’un monde nouveau, basé sur la solidarité, le partage et les initiatives citoyennes.
« On ne rend pas assez compte de l’importance de tels soutiens, généreux et efficaces. La mission principale de Comme Chez Nous est de vous assister dans la recherche d’un logement. Ils ne font les démarches à votre place. Leur but est de vous remettre en selle, de vous redonner confiance pour que vous puissiez avancer seul. »
Cette confiance (en lui) dont Jean-Michel dira en bout de conversation, qu’elle lui manque encore parfois. Ce que corrigera Sandra : « vois plutôt tout ce qu’on a fait depuis le début ».
Periferia : le choc
Mieux dans leurs baskets, ils participent à la création d’un livret de présentation de « Comme Chez Nous » et découvrent Periferia.
Le choc. Née à partir d’expériences menées au Brésil, cette association a pour but de promouvoir la démocratie participative. Misant sur la diversité des capacités de chaque acteur, elle vise à rééquilibrer les pouvoirs d’influence sur/dans les espaces de prise de décisions.
« En octobre 2018, Periferia nous propose de participer au spectacle interactif « Silence! On parle » de Grenoble, une scène ouverte sur le thème de la précarité et la vie à la rue. Nous sommes émerveillés par la solidarité, la sensibilisation du public, le partage de vécus. C’est un nouveau déclic. Nous avons eu le défi de créer un événement similaire à Charleroi »
Jean-Michel Lamy et Sandra Bullido qui sont désormais bénéficiaires du CPAS, participent à la vie sociale, en proposant leurs témoignages. C-Prévu existe déjà mais pas encore en tant qu’asbl.
« A chaque fois, Mathieu répondait : c’est prévu »
Le nom ? Notre hôte sourit. « Nous le devons à Mathieu Renard, de Comme Chez Nous » (décidément !). « Chaque fois que nous pensions lui apporter un plus dans une organisation, un montage, des gens à contacter, il nous répondait : « c’est prévu. On a gardé le C pour Charleroi, et voilà ».
A ce moment, ils ne se sont pas encore vraiment spécialisés dans l’assistance numérique. Mais elle fait partie de leur vécu. Ils ont connu la discrimination croissante engendrée par la fracture numérique, qui accentue le déclassement social, l’isolement, le désarroi.
« Pratiquement toutes les démarches administratives impliquent une maîtrise de base de l’outil numérique. Qui devient aussi indispensable qu’un téléphone.
Trop de personnes sont rebutées par les obstacles que représente, par exemple, la recherche d’un logement. On n’a pas tous les documents, on ne savait pas. Je comprends le découragement que cela peut susciter, jusqu’à la résignation ».
« Merci à l’employé qui a bravé les ordres »
Des brins d’humanité surgissent dans ce marasme.
« Un employé m’a dit son embarras. Il avait l’ordre de ne pas rédiger pour moi qui n’avais pas de PC, un formulaire exigé par une administration. Je l’ai regardé : il l’a fait quand même.
Mais je n’en jamais voulu à quelqu’un qui appliquait le règlement. Jamais d’agressivité, ni de violence verbale. Juste de la persuasion, de la patience ».
L’organisation de « Silence ! on parle » à Charleroi prend forme (mars 2019). Pour Jean-Michel et Sandra, c’est un solide apprentissage. Ils entament les démarches pour devenir une asbl.
Reste à s’installer. Et d’abord trouver un endroit.
Solidarité foisonnante
C’est dans cette période que le terme solidarité prend tout son sens. De l’aide, ils en recevront. Outre des dons, ils pourront occuper les locaux de la MPA (la Maison pour associations) avant de louer leur propre local au rez-de-chaussée d’un immeuble de la Sambrienne.
La Fondation du Sporting de Charleroi leur offre le mobilier. Le CPAS puis la coopérative CERA lancent des appels à projets qui leur permettent d’acheter le matériel informatique dont ils ont besoin pour lancer leurs activités, désormais clairement ciblées.
Ce ne sont plus des brindilles éparses, mais un foisonnement. Comme le montre leur progression, jalonnée d’étapes marquantes. Quelques exemples…
Ne pas réduire mais supprimer la fracture
La base de C-Prévu, ce n’est plus le témoignage personnel d’un ancien vécu, mais l’accompagnement de personnes victimes de la fracture numérique ainsi que des collaborations techniques (prise de son, images) à différentes organisations proches.
Et quand il évoque la fracture, Jean-Michel Lamy continue d’exprimer sa détermination. Ne pas lui parler la « réduire ». Ce qu’il veut, c’est la « supprimer ».
« Notre but précisait-il le 14 septembre 2022 lors du salon de l’Inclusion Numérique, organisé par la Ville de Charleroi à l’initiative d’Eric Goffart, c’est aider les personnes, effectuer les démarches administratives, mieux maîtriser les smartphones, les tablettes, le PC. Nous ne proposons pas de cours défini, nous nous adaptons au cas par cas.
Nos accompagnements sont le plus souvent individuels. Nous sommes là pour accompagner, expliquer, vérifier si l’information est bien passée. Quand ils sont plusieurs, des gens n’osent pas dire qu’ils n’ont pas compris parce qu’ils craignent qu’on se moque d’eux ».
Il insiste sur le langage. « Les gens qui viennent chez nous attendent des explications claires énoncées avec des mots qu’ils comprennent, quel que soit leur niveau d’étude ou de connaissance. Ça a l’air d’une évidence, mais j’entends trop de témoignages indiquant que c’est loin d’être respecté partout ».
Outre les mises à niveau, C-Prévu met du matériel à disposition que l’on peut utiliser gratuitement dans leurs locaux. Jean-Michel Lamy est disponible pour résoudre un problème technique. Il propose également des conseils pour l’achat d’un nouveau matériel. « Les vendeurs n’aiment pas trop me voir arriver avec un client ».
L’échange de bonnes pratiques
Comment se faire connaître ? « La Sambrienne a réuni la presse quand nous avons loué le local. Il y a le bouche à oreille et les collaborations que nous continuons de développer. Avec le Réseau wallon de Lutte contre la Pauvreté, l’Eden, le Collectif Carolo des Africains pour la Diversité (CoCAD) pour des ateliers numériques, dans leurs locaux, etc.
Nous gardons aussi des contacts avec la France où nous découvrons d’autres expériences comme le collectif Unipopia (UNIversité POPulaire d’Ici et d’Ailleurs). Le plus intéressant, c’est l’échange de bonnes pratiques ».
Le projet « Silence! On parle » qui animait C-Prévu depuis 2018, est enfin réalisé, sur la Place verte le 31 mai 2023.
Le principe en est simple : sur une scène ouverte, des personnes issues de douze collectifs qui souvent se taisent expriment leur ressenti, leur vécu de toutes les manières : un chant, une danse, un cri du cœur, un texte qui a du cran. Le débat s’engage ensuite.
EPN, trois lettres pour une consécration
Eric Blanchart, responsable des Espaces publics numériques, n’a pas attendu la réussite de cette organisation pour soutenir la reconnaissance de C-Prévu comme titulaire d’un EPN.
« Nous nous sommes rencontrés au Salon de l’Inclusion numérique, le 22 septembre 2022, raconte Jean-Michel Lamy. Nous participions à la même table ronde sur le thème : « Je suis en situation de fragilité numérique : à qui m’adresser ? ». Nous avons sympathisé. Il a découvert ce que nous faisons, l’apprécie. Je connaissais sa fonction, sans penser que nous pourrions être intéressés, nous aussi, par la création d’un EPN dans nos murs ».
« Quasi un an plus tard, le 15 juillet 2023, lors du « Joyeux Bordel », une fête de quartier qui anime la rue de Marcinelle, je rencontre un des responsables de l’EPN installé au Quai 10. Il me parle d’un appel à projet visant à en créer 60 nouveaux Wallonie, avec un subside de 30 000 € à la clé. Je me suis dit que ça valait au moins la peine d’essayer de monter un dossier. Et j’aime ça, préparer un dossier.
Les critères pour acquérir le label sont précisés dans une charte. C’est très strict. Ils concernent, notamment, l’accueil, le matériel, les qualités pédagogiques des intervenants. Nous avions l’atout de l’expérience. Notre projet a été validé. Je dois préciser que sur 60 dossiers, seulement 8 sont directement opérationnels ! ».
C-Prévu aura sa plaque EPN sur la façade de son local de C-Prévu. Mieux qu’une carte de visite, mieux qu’une reconnaissance : la consécration d’un savoir-faire ; d’une compétence !