Parole de Carolo – Anna Rigo, relais de quartier à Goutroux – Le devoir de vigilance
Temps de lecture : 9 minutes

La porte s’ouvre sur l’esquisse d’un sourire. L’épais chandail, malgré la chaleur de la maison, n’indique pas non plus la grande forme. Pendant les premières minutes de l’entretien, Anna Rigo confirme notre impression en égrenant les sérieux soucis de santé qui l’accablent depuis trop longtemps.

Le témoin transmis par son mari

Attention fragile ? Détrompez-vous ! Elle ne les cite pas pour se plaindre, mais pour s’en débarrasser comme si elle jetait un sac en rentrant d’une mauvaise journée.

Cette forme de présentation faite, c’est une battante, enjouée, alerte et tenace, qui illuminera la conversation.

Nous la rencontrions pour l’entendre expliquer son activité de relais de quartier. Son mari, Bernard Charlier, bientôt 80 ans – elle en a 71 – présent à ses côtés, appuie ses propos. C’est grâce à lui qu’elle a découvert la fonction, qu’elle assume depuis 18 ans. Il était relais. Elle l’accompagnait aux réunions. Il lui a transmis le témoin.

La mine en héritage

Ce n’est pas le seul point commun. Enfants de Goutroux, l’un et l’autre, ils ont la mine en héritage. Le grand-père maternel d’Anna, Giovanni Lazzaro, originaire du Frioul, a travaillé au puits N°14 des charbonnages de Monceau-Fontaine. Comme son grand-père paternel, Giovanni Battista Rigo, également frioulan, il a débarqué en Belgique en 1932, dix ans après l’arrivée au pouvoir de Mussolini.

« Ils s’opposaient tous les deux au fascisme. Mon grand-père maternel, qui était communiste, craignait même pour sa vie.

Il est mort de la silicose, à 74 ans, mais n’aurait pas vécu jusqu’à cet âge, sans l’intervention d’un prisonnier allemand qui était médecin. En l’entendant tousser, il l’a incité à faire une radio à ses frais. Mon grand-père a arrêté de travailler plus tôt que prévu. Il avait trois fils. Il ne voulait absolument pas qu’ils deviennent mineurs. ».

Quant à mon grand-père paternel, il a travaillé dans la sidérurgie, à la Providence.

Leur maison comme vestige du Pays noir

Le père de Bernard fut également mineur au Puits 14. Il ne l’a pas connu – il avait 4 ans à son décès.

Il ne reste quasi aucun vestige du charbonnage, situé au nord-ouest de la commune, aux confins de Souvret et de Fontaine-l’Evêque. Le site, dont le puits descendait jusqu’à plus de 1000 mètres, a été rasé en 1974, deux ans après la fin de l’exploitation. Pas de trace du châssis à molette qui fut l’un des premiers construits en fer, alors qu’il était d’usage à l’époque (1880) de les façonner en bois. Juste une porte de fer, rue Cuiné donnant accès au site, désormais boisé.

Outre les terrils, les témoignages les plus marquants du Pays noir à Goutroux sont les enfilades de maisons ouvrières comme celle, construite en 1948, restaurée, qu’Anna et Bernard habitent rue Nouvelle Cité, anciennement la Cité du Charbonnage.

La débâcle annoncée

Installés là depuis leur mariage – il y aura 50 ans en 2024 – ils ont vécu le déclin industriel – « la débâcle », dit Bernard, lui qui a enchainé les emplois dans la métallurgie puis la sidérurgie, au fur et à mesure des réductions de personnel : les ateliers Hanrez, les AMS, Hainaut-Sambre, Thy-le-Château à Marcinelle jusqu’à la prépension, acquise à 53 ans.

Anna était caissière chez Mesdagh. À Mont-sur-Marchienne, puis à Courcelles, Monceau et Marchienne. Déléguée syndicale, elle a connu de l’intérieur l’évolution du secteur qui annonçait les bouleversements d’aujourd’hui.

Se bouger pour ses concitoyens

Bernard ne cache pas qu’il a cherché une activité « pour s’occuper ». Sous la couche de l’avantage financier, on a eu tendance à sous-estimer le vide que pouvait représenter la prépension pour ceux qui n’y avaient pas été préparés. « Il voulait se bouger pour ses concitoyens », ajoute Anna.

Comment a-t-il été informé de l’existence de ce poste de relais ? « Jacques Van Gompel, bourgmestre à cette époque est venu présenter le découpage du territoire carolo en 55 quartiers. Il cherchait des bénévoles. Je me suis présenté, avec un voisin, Jacques Wéry. Quand celui-ci a arrêté, Anna l’a remplacé avant de gérer seule. »

Leur maison, joliment restaurée

Relais, cela va dans les deux sens

Anna a conservé dans son nouveau rôle les qualités développées dans l’exercice de son mandat syndical : le goût de l’engagement collectif ; la combativité, y compris dans les négociations ; la nécessité de bien connaître les règlements et les lois.

Relais, cela va  dans les deux sens. Informer les autorités quand un manque, une défaillance, un embarras sont constatés. Bien expliquer aux citoyens les procédures suivies, ce qui incombe à l’administration et ce qui est de leur responsabilité – l’entretien de son trottoir et du filet d’eau par exemple.

Repérer les préoccupations et les anomalies

Le relais de quartier, tel qu’il est défini sur le site de la Ville de Charleroi, est « un citoyen volontaire, en contact régulier avec la population de son quartier, identifié comme citoyen référent par l’administration communale ».

Il lui est demandé de « repérer les préoccupations et les anomalies ; de valoriser les ressources ; de contribuer au lien social, à la solidarité et à la convivialité ». Vaste programme ! Anna Rigo a consigné dans un gros cahier des dizaines de repérages et interventions ainsi que les réponses et les résultats obtenus. Elle ouvre le recueil avec une légitime fierté. C’est son bilan, sa mémoire. Un trou dans une voirie, un lampadaire hors d’usage, un avaloir bouché, un dépôt clandestin : tout est méticuleusement relevé, d’une écriture fine et sans rature.

Tout est consigné, dossier par dossier depuis 18 ans… Sa mémoire, sa fierté.

« L’accueil ? Positif, dit-elle, tant de la part des services concernés que de la population, consciente dans l’immense majorité des cas, que nous agissons pour son bien. Nous intervenons pour régler des choses vraies, concrètes qui parlent aux gens. »

Embarras technique ou incivilité ?

Ou cela devient délicat, c’est lorsque « une anomalie » – c’est-à-dire, selon le Larousse, « un écart, une irrégularité par rapport à une norme, un modèle », découle d’une incivilité.

Que faire, que dire par exemple, s’il y a du tintamarre lié à des jeux motorisés incommodant des riverains ? « En intervenant, même très posément, nous courons le risque d’être considérés comme des empêcheurs d’activités. »

S’il y a clairement infraction, le relais a recours au policier du quartier. Sans être un auxiliaire officiel. Les rôles sont distincts. « Mais Goutroux est un village. La personne incriminée a vite fait de savoir d’où vient la remarque… Ça peut être fâcheux »…

Une des actions dont elle est la plus fière, c’est le nettoyage, en 2014, d’un dépôt clandestin d’immondices dans le bosquet situé au bout de sa rue. Le terrain appartenait à la société Monceau Fontaine. La vision de rats l’avait alertée. La Ville a assaini le site – pas moins de cinq camions ont été remplis. Le propriétaire (qui a changé depuis) a payé.

Une commune oubliée ? Non, mais…

Autre type d‘embarras : les délais d’intervention. « Quand vous voyez régulièrement des photos montrant l’avancement de travaux de voirie, et que vous attendez pendant des mois que votre rue soit refaite, l’impatience est compréhensible. Surtout à Goutroux où subsiste le sentiment diffus d’être la commune oubliée, trop petite, trop peu peuplée, trop décentrée pour être sur le même pied que les autres. »

Elle n’a pas de mal à démentir. La réfection récente de la rue des Pêchers en est bon exemple.

La rue des Pêchers

Les limites de la verdurisation

Il peut arriver aussi qu’une amélioration entraîne des effets qu’elle estime négatifs. Anna cite l’exemple de la verdurisation du cimetière. « C’est une bonne chose quand on voit l’effet positif d’une belle végétation sur le mur situé derrière le colombarium. Sur le sol, c’est moins évident. Le terrain est en pente. Il y a beaucoup de sources à Goutroux et en cas de grosse pluie, le sol devient  boueux. Des caveaux ont déjà été inondés. Je continuerai à demander de macadamiser l’allée principale, avec une bordure de chaque côté. » Anne est aussi confiante que têtue. Elle a été entendue quand elle a proposé de couper les sapins à l’entrée afin d‘élargir le passage pour les gens. Ainsi que les peupliers italiens plantés derrière les caveaux du fond qui pourrissaient de l’intérieur et se cassaient, répandant les débris dans le cimetière.

Vaches et chevaux dans le cimetière

Il y a 9 ans, un incident qui aurait pu servir de gag pour un film n’a pas fait rire feu Daniel Denagtergael (décédé en 2016). Seul élu de Goutroux lors de l’installation des 51 membres du nouveau conseil communal de l’après-fusion (janvier 1977), il fut alerté par la présence de… chevaux qui s’échappaient du cimetière. Venus de la pâture voisine, ils avaient défoncé la trop fragile clôture pour le traverser sans rencontrer la moindre opposition. Daniel Denagteragel, qui habitait tout près, intervint pour repousser et ramener les évadés par le même chemin.

Anna souhaitait un mur ; elle obtint une clôture plus résistante.

Attention, terrain glissant

Certains combats furent très longs. Ainsi la rue des Coquelicots sans accotements ni filets d’eau depuis… la fusion. Faute d’entretien, la végétation a fini par recouvrir le gravier rouge. Un courrier reçu en décembre 2023 annonçant la réfection l’a ravie.

Prévenir plutôt que sévir

Anna Rigo insiste sur son rôle préventif. Elle extrait de ses dossiers, un courrier adressé à tous les habitants à propos de l’incinération des déchets à domicile. « Une mauvaise habitude, d’ailleurs strictement interdite. »

« L’idéal est de vérifier oralement si le message est bien passé. Certains habitants ne connaissent pas suffisamment notre langue ou ont du mal à déchiffrer un texte. »

Anna a fait partie du Conseil de participation du district Ouest de la Ville, qui englobe Marchienne, Monceau, Goutroux et Roux. Elle l’a quitté pour raisons de santé. Elle se souvient d’actions collectives importantes : la fête des voisins organisée sur la place Moureau, une impressionnante opération de ramassage de déchets dans le quartier de Matadi.

Cherche successeur

Et l’avenir ? Le sien est tout tracé. Elle assumera son devoir de vigilance tant qu’elle s’en estime capable. Mais la succession l’inquiète.

« Il y a deux quartiers à Goutroux. Prévue pour celui du Nord, encore appelé La Bretagne par les plus anciens, je me suis occupée également de « L‘Amérique » qui n’a pas eu de relais spécifique. J’ai tenté de trouver une personne. En vain ».

Trop rebutant ?  « La tâche est exigeante, c’est vrai. Peut-être que les gens ont tendance à se concentrer sur les animations liées à leurs proches, dans les écoles ou dans des clubs sportifs et sur leurs propres engagements au sein d’associations ».

Il y a moins de lieux où se construit le lien social. Hormis une supérette, il n’y a plus de magasin à Goutroux, ni de café si l’on excepte la Maison du peuple, qui regroupe une grande part des activités de loisirs.

Attractivité grandissante

Elle ne regrette absolument pas d’avoir accepté sa mission, consciente qu’elle a contribué, à son niveau, à améliorer le cadre de vie de sa commune. La qualité de l’environnement est l’une des raisons de l’attractivité grandissante de Goutroux, qui devient un village de type résidentiel, aisément accessible, à proximité d’axes routiers importants.

Son caractère campagnard est valorisé par la « Grande dérive », un nouveau circuit de randonnée, appelé le GRP1666. Le chemin balisé forme une boucle de 54 km entourant Charleroi dont son nom rappelle la date de naissance. 

Goutroux compte aujourd’hui 3000 habitants. Soit quasi le même nombre qu’au moment de son incorporation dans l’assemblage des quinze pièces du puzzle carolo qu’il fallut emboîter à partir du 1er janvier 1977.

Ainsi s’achevait sa période indépendante qui avait débuté 80 ans plus tôt.

De Landelies à Charleroi

Car avant 1896, le territoire actuel de Goutroux faisait partie de la commune de Landelies. Le hameau, appelé La Bruyère était excentré par rapport au village sambrien, auquel aucune voie directe ne le reliait. Outre l’éloignement, le quartier s’était transformé en pôle industriel avec l’arrivée importante d’une population ouvrière attirée par le charbonnage créé par Monceau Fontaine, tandis que Landelies était restée rurale. La Bretagne se sentait défavorisée notamment au niveau de l’instruction. Une école n’y fut construite qu’en 1891.

La petite station « Landelies » était construite sur le territoire actuel de Goutroux, le long de l’ancienne ligne reliant Marcienne à Haine-Saint-Pierre, aujourd’hui le RAVeL allant de Monceau à Fontaine.

Cinq ans plus tard, le hameau proclame son autonomie et devient commune à part entière sous le nom de Goutroux. Il fut préféré à Bretagne, sans doute parce qu’il faisait référence à une mention plus ancienne, « la voie de Goutrou », trouvée dans un acte officiel de 1502 (1).

D’où viens-tu Carjètran ?

L’appellation La Bretagne, attestée dans un registre de 1872, viendrait indirectement de Carjètran, dont la première syllabe fit penser au radical breton Kar ou Ker (village). C’était le surnom, jugé étrange, d’un habitant, François Piérard né en 1834, non pas en Bretagne mais à Soumagne, qui a vécu dans la première maison construite dans le bois situé à l’emplacement actuel du hameau.

Quant à L’Amérique, le nom de l’autre quartier de Goutroux, il serait né d’un sobriquet donné par un garde-forestier en voyant de nouveaux arrivants construire des habitations sommaires dans un des bois qu’ils défrichaient. Cela lui rappela un campement d’Indiens. Augusta Lemal, ancienne institutrice de Goutroux, décédée en 1979, raconte tout cela dans son ouvrage « Goutroux, regards sur le passé ». (2)

Comme auraient pu dire les deux nonos d’Anna, « si no è vero, è bene trovato ! » 

  1. La Nouvelle Gazette (19/10/22)
  2. Merci à Michel Fivez, spécialiste du château de Monceau qui nous en a fait parvenir les extraits explicatifs


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